Réponse au discours de réception de Paul Hervieu

Le 21 juin 1900

Ferdinand BRUNETIÈRE

 

Monsieur,

N’est-ce pas une chose vraiment admirable, — et tout à la gloire de notre commune modestie, — qu’aucun de nous, en prenant place dans cette Compagnie, ne se fasse honneur à lui-même des suffrages qui l’y ont appelé ? Non ! Messieurs, disons-nous tous, ou presque tous, non, ce n’est pas moi que vous avez élu, c’est le fils de mon père ; c’est l’élève de mon maître ; c’est l’ami de mon ami ; et, puisque nous le disons, assurément nous le pensons ! Vous n’avez pas voulu, Monsieur, vous singulariser en vous dérobant à l’usage ; et vous avez pensé, vous êtes convaincu que l’Académie française, en vous choisissant pour succéder au brillant auteur du Monde où l’on s’ennuie, ne s’est préoccupée que de donner à Édouard Pailleron cette satisfaction suprême d’être aujourd’hui loué par l’un de ses plus chers amis. Et, sans doute, si vous vous y obstinez, je ne disconviendrai point qu’il y ait eu quelque chose de cela dans les intentions de l’Académie ! Quand l’Académie française, qui ne regarde pas quelquefois à remplacer un historien par un poète, ou un mathématicien par un évêque, offre, comme aujourd’hui, le fauteuil d’un auteur dramatique à un auteur dramatique, elle en a ses raisons. Et c’est bien vous, Monsieur, qu’elle a choisi en vous, vous d’abord, et pour vous-même, je crois pouvoir vous en rendre certain ; mais elle est heureuse aussi qu’un nom qui, pendant tant d’années, comme celui d’Édouard Pailleron, a été pour elle une parure, soit célébré d’une manière et avec un éclat dignes de lui, — et d’elle.

 

C’est ce que vous venez de faire. Si je puis me vanter d’avoir moi-même un peu connu notre regretté confrère, et si j’ai bien apprécié ce qu’il y avait d’ironiquement défensif dans son attitude accoutumée, vous venez de faire de lui l’éloge non seulement le plus spirituel et le plus pénétrant, — je dirais volontiers le plus aigu, —mais encore l’éloge qu’il eût le mieux aimé, pour la liberté de jugement qui s’y mêle à la fidélité de votre souvenir et à la sincérité de votre émotion. Vous ne nous avez pas révélé Pailleron : son théâtre y suffisait ! et, à vrai dire, nul n’a guère su de lui que ce qu’il en a bien voulu laisser passer dans son théâtre. Il était un peu mystérieux. Mais vous nous avez admirablement défini l’originalité de son œuvre. Vous nous avez admirablement fait voir ce qu’il y a eu de conscience professionnelle, d’ingéniosité, d’invention et d’art dans le maniement adroit de ces moyens dramatiques dont Pailleron lui-même, avec une feinte insouciance et un peu d’inquiétude, ne craignait pas quelquefois de nous dénoncer l’artifice. Il excellait ainsi à dérouter la critique, en la prévenant ; et, d’une objection qu’il prévoyait, il se faisait, en habile homme, un élément de succès. Vous nous avez encore montré ce qu’il y avait de signification lointaine, et, par conséquent, de raisons de durée, dans son œuvre. Il avait, vous nous l’avez dit, des instincts de propriétaire, et, tous les conservateurs ne sont pas des propriétaires, mais, sans que l’on en devine exactement le motif, la plupart des propriétaires sont des conservateurs. L’œuvre de Pailleron, dans sa forme légère, fut certainement une œuvre de « conservation sociale ». Aussi bien la comédie, la vraie comédie, celle qui fait rire, la comédie d’Aristophane et de Molière, n’a-t-elle pas toujours été conservatrice ? On s’y est plus d’une fois trompé. C’est une autre comédie, celle de Dumas fils et de Diderot, la comédie dramatique, la comédie où l’on pleure, qui est volontiers réformatrice ou révolutionnaire ; et à ce propos, il est fâcheux que, pour désigner deux espèces si différentes, — la Dame aux Camélias et le Monde où l’on s’ennuie, le Père de Famille et les Femmes savantes, — nous ne disposions, en bon français, que d’un seul mot. Enfin, Monsieur, sous le rire étincelant de la comédie de Pailleron, vous n’avez pas omis d’indiquer, sans y insister, tout ce qu’il y avait de sensibilité réelle, d’émotion, de délicatesse ; et j’aime à répéter ce que vous nous avez si bien dit de la grâce pudique de ses jeunes filles, « dont les bras candides font flotter sur son œuvre comme une longue écharpe blanche ». Ne serais-je pas bien imprudent de vouloir ajouter quelque chose à cette analyse si précise de l’œuvre, à ce portrait si vivant de notre heureux confrère ? J’en serais aussi très embarrassé ! Non, en vérité, l’Académie ne s’est pas trompée en vous choisissant pour lui retracer la physionomie d’Édouard Pailleron ; et personne, mieux que vous, n’eût pu répondre à notre intention.

 

C’est peut-être que vous avez, parmi beaucoup de différences, plus d’un trait en commun avec votre prédécesseur, et notamment celui-ci, de n’avoir jamais livré de vous-même, à vos lecteurs, que vos écrits. La discrétion faisait le fond du caractère de Pailleron ; et sa plaisanterie, toujours mordante, souvent un peu dure, n’était qu’une manière d’éloigner la familiarité. On pouvait être son ami ; il n’avait point de « camarades » ! C’était le plus galant homme du monde, mais il n’avait rien, tel du moins que je le revois, de ce qu’on appelle un « bon garçon ». Si vous lui ressemblez en ce point, souffrez, Monsieur, que je vous en félicite ! et permettez-moi, quoique je l’aie dit bien souvent, de saisir, en vous souhaitant votre bienvenue parmi nous, l’occasion de le redire encore : je ne sache rien de plus déplaisant, en littérature, — et ailleurs, — ni rien de moins littéraire, ni vraiment, en un certain sens, rien de plus immoral, que cette manie qu’on a de se prodiguer, de s’étaler soi-même en ses écrits, comme si l’on se flattait de conquérir à sa personne une admiration, ou une sympathie, que l’on a donc grand-peur de ne pouvoir éveiller par ses idées, retenir par ses œuvres, et satisfaire par son talent. Dieu nous préserve des Montreurs ! c’est le nom, vous vous le rappelez, qu’un grand poète leur a donné. Édouard Pailleron, vous avez eu raison de le faire observer, poussa l’horreur de ce cabotinage jusqu’au point de n’avoir pas écrit, pour expliquer, je ne dis pas Édouard Pailleron, mais son œuvre, une seule Préface ! Vous partagez, Monsieur, cette aristocratique et salutaire horreur. Vous estimez que nos écrits n’engagent pas notre personne à nos lecteurs. J’ai lu de vous des Dédicaces, et je m’honore d’avoir des raisons très particulières d’en garder la mémoire. Mais vous n’avez, non plus que Pailleron, jamais perpétré de Préfaces. Après tout, on n’en fait guère que pour s’y mirer soi-même, et, quand on se trouve « bien », pour inviter le public à prendre sa part de la complaisance que l’on s’inspire.

 

Aussi, Monsieur, n’abuserai-je pas aujourd’hui de la facilité qui m’en serait offerte, et je ne vous conterai point ce que vous savez beaucoup mieux que moi : votre biographie, votre jeunesse et vos origines. Vous êtes né en 1857 : ce n’est pas une raison pour que je cherche à débrouiller la « psychologie » de l’année 1857. Vous êtes Parisien : ce n’est pas une raison pour que je m’attarde à faire la monographie du Parisien ; — si d’ailleurs il était possible de la faire, et qu’il n’y eût pas presque autant de Parisiens que d’individus. Je vous plaindrais plutôt, ou je vous querellerais de n’être pas assez provincial ! Vous êtes, je crois, de bonne famille bourgeoise : ce n’est pas une raison, Monsieur, pour que je vous inflige une dissertation sur l’esprit bourgeois dans le roman ou au théâtre. Vous avez fait vos études au lycée Condorcet, qui s’appelait en ce temps-là Bonaparte : vous m’excuserez de ne vous parler ni de vos professeurs, ni de vos camarades, ni même de Bonaparte ou de Condorcet. N’êtes-vous pas aussi presque docteur en droit ? et ne fûtes-vous pas secrétaire d’ambassade ? Le beau prétexte à rechercher ce que les savantes intrigues de l’Armature et de Peints par eux-mêmes trahissent de connaissance des mystères de « la carrière », et, peut-être, ce que l’on retrouverait de traces de vos études juridiques dans les Tenailles ou dans la Loi de l’homme ! Quoi encore ? Faites-vous, par hasard, de la bicyclette, ou préférez-vous l’automobile ? Toutes ces questions, et d’autres semblables, n’ont été, je pense, inventées qu’en haine du talent. Tandis que nous nous efforçons ainsi, ou que nous avons l’air de nous efforcer de le rattacher à ses origines, nous ne négligeons que de lui rendre justice, et, tout en feignant de l’analyser dans ses prétendues causes, nous nous dispensons de l’admirer. Et cela est fort bon, quand l’admiration ne sait pas où se prendre, ni la justice où se fixer. Quand un écrivain ressemble à tout le monde, il faut bien, dans le portrait qu’on en donne, faire entrer tout le monde. Mais, quand il ne ressemble décidément, comme vous, qu’à lui-même, c’est alors son originalité d’écrivain qu’il faut essayer de préciser ; c’est son individualité qu’il est intéressant de mettre en lumière ; et, n’y dussé-je réussir qu’à demi, j’ai la confiance que vous ne m’en voudrez point, mais vous me saurez gré, Monsieur, d’y avoir ingénument tâché.

 

« Toutes ses idées surprennent d’abord, car on dirait qu’elles commencent au point où s’arrête la banalité des idées habituelles, et l’on est d’autant plus entraîné à prendre ses manières de voir qu’elles semblent continuer et prolonger notre pensée plutôt qu’elles ne nous en dérangeraient ou ne nous en détourneraient. » Songiez-vous à vous, Monsieur, sans le savoir ou sans vous en être aperçu, quand, dans un de vos romans, vous caractérisiez en ces termes l’un de vos personnages ? et, comme il nous arrive en songeant, vous représentiez-vous ainsi la forme d’esprit que vous eussiez souhaité que l’on reconnût en vous ? Ce qui du moins est bien sûr, c’est que je ne puis trouver d’expressions qui vous conviennent mieux. Roman ou théâtre, il n’y a rien, mais absolument rien, de « banal » dans votre œuvre ; il n’y a rien même d’assez banal ; et ce qu’on serait tenté d’y reprendre, ou d’y critiquer, n’y procède peut-être que de ce dédain de la « banalité ». Non pas du tout que vous ignoriez le pouvoir de la banalité, — j’entends son pouvoir légitime, — et la valeur de ce que vous appelez les idées habituelles. Idées habituelles, idées communes ! Nous ne vivons que d’idées communes, d’idées banales ; et, vous ne l’ignorez pas, le plus ingénieux paradoxe tire au moins la moitié de son prix de ce qu’il y a de vérité dans le lieu commun auquel il s’oppose. On ne le goûterait pas sans cela ! La saveur en serait trop amère ! Il faut qu’on l’édulcore d’un peu de banalité ! Mais ce que vous savez encore mieux, c’est que les idées peu habituelles, les idées neuves et originales, sont presque toujours extrêmement voisines... des autres. En fait, elles les « continuent », ainsi que vous disiez, ou elles les « prolongent » ; et de « neuves » qu’elles étaient en naissant, c’est même ainsi qu’elles deviennent à leur tour « habituelles ». Le progrès scientifique et intellectuel ne consiste peut-être qu’à transformer en vérités courantes et banales des idées qui furent, à leur heure, originales, téméraires, et blasphématoires.

 

Jeune encore, et presque à vos débuts, dans votre premier ouvrage, Diogène le Chien, qui remonte à 1882, comme dans les « Nouvelles » dont le recueil compose votre Alpe homicide, c’est donc, Monsieur, ce que vous vous êtes proposé de faire : commencer d’observer au point où s’arrêtait la banalité des observations ordinaires ; essayer de voir plus loin et plus profondément qu’on ne regardait autour de vous ; et obliger le lecteur à vous suivre. Le naturalisme régnait alors chez nous ; et le naturalisme, c’était certainement autre chose, — les Dickens et les Georges Eliot, les Tourgueneff et les Tolstoï auraient dû nous l’apprendre, — mais, en France et dans l’école française, c’était avant tout l’imitation de la vie « dans sa nullité crasse et dans sa platitude nauséeuse » : ces expressions ne sont plus de vous, ni de moi ! Votre goût un peu dédaigneux n’a pu se contenter de cette observation plus caricaturale encore que sommaire. Vous avez compris que l’imitation de la vie ne saurait nous intéresser qu’à la condition d’en être une explication, ou pour le moins une interprétation. Laissant là les « modèles », et les théories des « chers maîtres », vous vous êtes proposé d’aller directement aux choses. Et c’est dès ce temps-là, qu’après avoir commencé d’écrire comme on écrivait autour de vous, il vous a paru nécessaire, pour faire un pas de plus, de vous former un style qui ne fût bien qu’à vous.

 

On vous l’a quelquefois reproché. Et franchement, Monsieur, je ne puis le nier, on a besoin quelquefois d’un peu d’attention pour vous lire ; et, comme on l’a fort bien dit, nous ne ferons jamais que l’attention ne soit toujours une chose un peu pénible ! Il n’y a pas moyen de vous lire à la volée, du bout de l’œil, si j’ose ainsi parler. Vous êtes un auteur difficile ; et, pour vous goûter, il nous faut nous donner un peu de la peine que vous avez prise pour nous. Mais vous pouvez du moins répondre, et on a déjà répondu pour vous, ce que répondait à un semblable reproche l’écrivain subtil et exquis dont vos romans, — je ne dis pas votre théâtre, — m’ont rappelé si souvent la manière. « L’homme qui pense beaucoup, écrivait Marivaux, approfondit les sujets qu’il traite ; il les pénètre ; il y remarque des choses d’une extrême finesse, que tout le monde sentira quand il les aura dites, mais qui de tout temps n’ont été remarquées que de très peu de gens ; et il ne pourra les exprimer que par un assemblage et d’idées et de mots très rarement vus ensemble. » N’est-ce pas là le secret de ce que vous avez mis de recherche ou de préciosité dans votre façon de dire ? Il vous a semblé, comme à l’auteur de Marianne et du Paysan Parvenu, que la langue usuelle, la langue ordinaire, celle du discours et de la conversation, n’exprimait rien que d’un peu court ou d’un peu gros, et rien surtout qui ne fût d’une observation facile et trop superficielle. « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour, » voilà qui est sans doute aisé à dire : ce Molière sait toujours prendre son avantage ! Mais voulons-nous exprimer des choses plus intérieures ou plus cachées, nous n’y réussissons ni avec les mots, ni avec les tours de l’usage commun. Pour pénétrer un peu profondément dans l’intimité des cœurs, il nous faut nous servir d’un acier dont la trempe soit plus rare et la pointe plus délicate. On n’anatomise pas le fin réseau du système nerveux avec un sabre d’ordonnance. C’est ce que vous avez si bien vu, et c’est ce que l’on voit si bien, dans quelques-uns de vos premiers récits : les Yeux Bleus et les Yeux Verts, l’Inconnu et l’Exorcisée.

 

Autant que des romans, ce sont en effet là de savantes études de psychologie morbide, et, mieux que pas un de vos contemporains, vous avez aperçu, Monsieur, ce que la connaissance de la pathologie des sentiments projetait de vive lumière sur la régularité de leur développement : on n’entend pas grand’chose aux phénomènes dont on n’a pas étudié les « perturbations ». C’est pourquoi, cinq ou six ans durant, votre curiosité, indifférente en apparence aux choses de la vie quotidienne, s’est attachée tout entière à ces phénomènes inquiétants dont le gros mot de « Folie. », s’il les enveloppe tous, n’en définit cependant aucun. Qu’est-ce que la folie ? Plût à Dieu que, comme le pensait, de tous nos philosophes, le plus optimiste, le bon sens fût « la chose du monde la mieux partagée » ; et à la vérité, lui-même, notre René Descartes, n’en était pas la preuve, avec ses visions et ses bizarreries, de l’équité de ce partage ! Mais, au contraire, il y a plus de fous que l’on ne le croit, ou encore nous ne délirons pas tous de la même folie ; et qu’y a-t-il de plus intéressant, de plus instructif, de plus troublant aussi, que de considérer, à ce sujet, en combien de manières un homme peut différer d’un autre homme, et tous les deux de l’homme normal des psychologues et des statisticiens ? Qui nous dira d’ailleurs si ce que nous nommons de ce nom de folie, — pour avoir fait plus vite, et nous dispenser d’y regarder de plus près, — ne serait pas, tout simplement, une plus grande irritabilité de la fibre nerveuse ; une regrettable facilité de sentir plus vivement, d’être ému plus à fond, de percevoir des nuances plus fines ; un don, et un don fatal, de discerner et d’appréhender dans les choses une complexité qui échappe à des sens plus obtus ? Telles sont, justement, quelques-unes des questions qu’avec cette témérité ferme et froide qui vous appartient, vous abordiez dans votre Inconnu ; et, s’il ne m’est pas défendu de mêler un souvenir personnel à ce que je voudrais dire de ce curieux roman, c’est justement aussi ce qui me séduisit, voilà tantôt quinze ans, quand j’eus le grand plaisir d’en lire le manuscrit. C’est un terrible métier, Monsieur, que de lire des manuscrits ; mais il a ses compensations !

 

J’avais déjà goûté dans quelques-uns de vos récits, qu’Édouard Pailleron m’avait signalés, — dans l’Alpe homicide ou dans le Secret du glacier inférieur, — un art très personnel de noter et de rendre ce qu’il peut y avoir de surprise, de mystère, et de frisson dans les choses les plus simples ; je l’avais retrouvé dans les Yeux bleus et les Yeux verts ; il reparaissait encore dans Inconnu ; et, je l’avoue, ni Hoffmann, ni Edgar Poe, ni ce Nathaniel Hawthorne, — dont le nom même nous semble évadé de quelque conte fantastique, — ne m’en avaient donné l’impression à un plus haut degré.

 

Je me rappelle surtout une page, une scène étrange et puissante, où se manifestait toute la portée psychologique et, déjà, la maturité de votre jeune talent. Votre Inconnu vient de tomber en état de catalepsie ; on le croit mort ; et tandis qu’autour de son cadavre présumé toute sa maison s’empresse, — femme, valets, servantes, et jusqu’au chien du logis, lui, continue de voir, et d’entendre, et de sentir : je veux dire d’odorer encore. Cependant, et en observation des rites consacrés, voici qu’une main pieuse procède, pour commencer, à lui fermer les yeux ; et quelques instants après, une autre main, jetant un voile épais sur ce masque immobile, intercepte et lui enlève ce qui siégeait encore de vie dans son odorat ; et voici qu’une troisième, en l’embobelinant d’une mentonnière, supprime enfin la dernière, l’intermittente et tremblotante communication que l’oreille inquiète entretenait encore avec le monde extérieur. Supposition bizarre ! dira peut-être ici quelque savant ; imagination folle de poète ou de romancier ! Je le veux bien ! mais imagination qui donne, en tout cas, à rêver ; et supposition dont on ne peut s’empêcher de suivre les conséquences. Car, savons-nous seulement ce que c’est que mourir ? comment on meurt ? combien de temps quelque chose de ce qui fut nous survit à la mort apparente ? Et puis, Monsieur, et ainsi que vous le dites vous-même, avec cette ironie un peu hautaine que nous allons retrouver dans votre Armature et dans Peints par eux-mêmes, quand cette supposition ne nous insinuerait que de traiter moins légèrement nos morts, ne serait-ce pas déjà quelque chose ? « Hommes, qui avez organisé froidement la pompe des funérailles, comment n’avez-vous pas réfléchi aux parcelles d’âme et de sentiment que pouvaient conserver les morts, ni aux ménagements qu’elles méritent, tandis qu’elles vont s’atténuant jusqu’à la dernière poussière du dernier ossement. »

 

On ne fit pas à votre Inconnu l’accueil qu’il méritait : je dois le dire. Notre public n’aime pas beaucoup ces histoires de fous, comme s’il en redoutait le choc pour la fragilité de son bon sens ; ou, plutôt, parce qu’elles lui imposent l’obligation de réfléchir, de s’interroger sur lui-même, et de mesurer la faiblesse de cette raison dont nous sommes si fiers. Mais vous n’aviez pas perdu votre temps ; et on dut en convenir, et on en convint unanimement, quand parut Peints par eux-mêmes, votre chef-d’œuvre peut-être, à mon sens, et, sous la parfaite convenance de la forme, un des romans les plus audacieux qu’on ait écrits depuis vingt-cinq ans.

 

Audacieux ! Ce mot et ses synonymes reviennent souvent dans mon discours ; ils y reviendront tout à l’heure ; c’est qu’il n’y en a pas qui définissent mieux l’un des aspects de votre talent. Vous ne faites point de bruit, et il vous semblerait inélégant d’en faire. Vous ne prévenez point les gens de vos audaces : il vous suffit de les avoir osées. Mais, tout tranquillement, avec une intrépidité de coup d’œil et une fermeté de main qui ressemblent à celles du chirurgien, c’est à peu près ainsi, Monsieur, que vous débridez les plaies et que vous opérez les vices de notre société... Je ne puis songer sans quelque étonnement que l’on a souvent parlé de vous comme d’un romancier bien « parisien », et d’un peintre attitré des élégances mondaines. Quelle erreur ! et comment vous avait-on lu ? Assurément, le « Parisianisme », puisqu’il faut l’appeler par son nom, ne fait pas défaut dans vos romans, et l’élégance y est d’autant plus exquise qu’elle y est moins affectée ! Mais, dans Peints par eux-mêmes, quel tableau vous nous donnez du monde ; et, —supposé que les traits n’en soient pas un peu exagérés, — quelle vulgarité, quelle grossièreté d’appétits, quelle bassesse de sentiments, quelle perversion du sens moral s’y dissimulerait sous le vernis du luxe. Ah ! Monsieur,

 

Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour ;

 

y compris même les gens de lettres, en la personne de ce romancier « populaire », qui écrit si drôlement à son frère, le peintre à la mode : « Quant à mon travail, je poursuis mon roman sur les caissiers. Garriard dit déjà que ça va être épatant. Il m’a d’ailleurs lui-même donné quelques bons détails sur des coups que le second mari de sa mère a faits avant de filer en Belgique. » Ce Garriard n’est-il pas admirable ? Il y a encore Mme Vanaut de Floches, et sa lettre à son mari, M. Vanaut de Floches, maréchal des logis de dragons en service de réserve à Mortagne : « Je vous préviens, — lui écrit-elle en lui annonçant l’arrivée du baron Munstein et de sa fille au château de Pontarmé, — je vous préviens que je renonce à faire aucune espèce de frais pour ces Munstein. Du reste, c’est facile de voir qu’on ne peut compter devant leurs millions que quand on commence à avoir trente-deux quartiers de noblesse. Eh bien ! ils verront ce qu’ils compteront devant moi ! D’autant qu’il me semble qu’ils ne nous serviraient à rien. Enfin, vous me direz pourtant votre opinion là-dessus. » C’est le grand avantage de la forme épistolaire que, comme le promettait le titre de votre roman, vos personnages se chargent de s’y peindre eux-mêmes : et, cette forme, je ne crois pas, Monsieur, qu’on l’ait jamais mieux maniée que vous, avec plus de naturelle aisance. Je ne crois pas, dans une intrigue où concourent une douzaine de personnages, qu’on les ait écoutés plus docilement parler, ni que l’on ait su conserver plus fidèlement à chacun le langage, le style, je dirais volontiers l’orthographe de sa condition. Elle est plus correcte que leur conduite, et leur « écriture » vaut mieux que leurs sentiments.

 

Mais je ne veux pas appuyer sur ce point... Raconter, après vous, cette intrigue ou ce drame, ce serait à la fois vous trahir et m’exposer moi-même à la plus désavantageuse des comparaisons. Ce serait courir aussi le risque de donner de Peints par eux-mêmes une impression qui ne serait pas entièrement conforme à la vérité. Je veux dire que tous ces sujets un peu hardis, qui sont la matière habituelle du roman de mœurs ou de la tragédie domestique, et qui l’étaient déjà du temps des Atrides et des Labdacides, — on les fait paraître immoraux, dès qu’on essaye de les résumer ou de les réduire au fait divers qui leur sert de support. Si l’on y réduisait l’histoire de Monsieur de Camors ou de Julia de Trécœur, et que l’on commençât par les transcrire pour cela dans le style de la Gazette des Tribunaux, ne serait-ce pas outrager la mémoire de celui qui fut peut-être le plus noble de nos romanciers contemporains ? et ne serait-ce pas faire preuve de quelque étroitesse d’esprit ? Je ne raconterai donc pas, après vous, la criminelle et douloureuse aventure de Mme de Trémeur et de M. Le Hinglé. Si quelqu’un ici l’ignorait, qu’il la lise ! Qu’il y reconnaisse, dans un sujet difficile à traiter entre tous, je ne dis pas seulement la tenue littéraire, je dis, et je n’exagère point, la gravité du style ! Qu’il y admire cette pleine possession de vous-même qui est encore l’un des caractères de votre talent ! et, bien loin de m’en vouloir, qu’au contraire il me soit obligé, en n’en disant pas plus long, de ne lui avoir pas envié la surprise de son plaisir.

 

Ce que l’on pourra seulement se demander, Monsieur, c’est vraiment si le monde ressemble à l’image que vous nous en tracez. Oh ! vous vous y connaissez certainement mieux que moi ! C’est pourquoi, quand vous m’assurez, par la plume de l’un de vos personnages, que « l’utilité d’un salon n’est que d’être inutile » ; qu’il n’y faut voir qu’un lieu « paré pour de perpétuelle parades, où tous les actes sont oisifs et toutes les paroles convenues » ; et qu’enfin le triomphe de l’art y est « de dissimuler ses besoins, de maquiller ses laideurs, de voiler ses vices, de réprimer ses vertus, de feindre par le visage et de mentir pour causer », je vous en crois, Monsieur, c’est-à-dire pour autant que vous répondiez des boutades de votre Guy Marfaux. Je vous entends, et je ne m’attends point à une berquinade. Et quand son frère, Cyprien Marfaux, le bohème et le romancier « populaire », lui demande là-dessus quelles raisons l’attirent dans un pareil milieu, je conçois encore très bien que Guy lui dise : « Cela, mon garçon, c’est ma fantaisie : Fromentin préférait le Sahel ; d’autres se complaisent devant le carreau des Halles, peignent des scènes du Vatican, ou des équipes de canotiers. Liberté à tous ! Sainte Liberté des autres, je te salue, et passant mon chemin, je vais vers ce qui est de mon goût, par exemple, les nuances et les formes d’un bal en habits de couleurs. » C’est un peintre qui parle, et je l’approuve de préférer à tout les formes et les nuances. J’en conçois même de sa peinture une idée favorable. Mais ces habits de couleurs ne recouvrent-ils toujours que des comédiens ? Entre deux figures de cotillon, si l’on n’a peut-être pas le loisir d’agiter de très hauts problèmes, est-ce qu’il n’y a pas quelquefois, dans un bal, des gens qui ne danseraient point ? Est-ce que même, de danser, cela nous empêcherait, — le matin, par exemple, — de penser à autre chose ? d’avoir d’autres qualités que celles qui servent dans le monde ? et pourquoi pas, au besoin, des vertus ? Honoré de Balzac, lorsqu’on lui posait de semblables questions, y répondait en énumérant ce qu’il avait clairsemé de vertus parmi les héroïnes de sa Comédie humaine. Si vous vouliez faire à votre tour une pareille énumération, ne serait-elle pas un peu brève ? et si la plupart de vos mondains n’ont que de petites âmes, des âmes falotes et méprisables, devons-nous donc entendre, Monsieur, qu’à votre sens le « monde » serait ainsi fait que, sous sa « perpétuelle parade », on ne saurait y découvrir quoi que ce soit de sain, d’honnête, et d’innocent ?

 

Non, sans doute, Monsieur, ce n’est pas ce que vous avez voulu dire, ou nous suggérer. Mais, de vos « mondains » il vous a plu, comme c’était votre droit, de ne retenir, pour uniquement le peindre, que ce qu’il y avait en eux de « mondain ». Vous en faisiez à l’instant remarque, en nous parlant de l’emploi des vicomtes et des baronnes dans le théâtre ou dans le roman : de même qu’Édouard Pailleron, — et nos classiques avant lui, —vous avez eu besoin de « types dont le naturel ne fût pas influencé par les spécialités d’une profession ; » et c’est pour ce motif que, comme lui, vous avez titré vos mondains. Le titre, aux mondains du théâtre ou du roman, est un certificat, non d’origine, mais de condition. Nous sommes avertis par lui de ne voir en eux qu’eux-mêmes, et de les tenir, pendant toute la durée de notre lecture ou de la représentation, pour soustraits aux exigences et aux nécessités de toute autre profession. Ou encore, Monsieur, vos « mondains » ne sont pour vous que la représentation de leur milieu ; ce n’est pas eux, c’est leur milieu que vous avez voulu leur faire peindre ; vous les avez donc voulus dépouillés, débarrassés, épurés de tous les caractères qui ne seraient pas en eux un aspect de leur vie mondaine. Et la grande raison que vous en avez eue, c’est qu’à mesure que vous avez étudié le monde, vous ne vous êtes plus contenté d’en être l’observateur et le peintre indifférent ou désintéressé, le psychologue attentif et curieux, mais vous vous en êtes senti devenir le juge ; et un moraliste s’est éveillé ou réveillé en vous : j’ai presque envie de dire un sociologue.

 

Nous devons l’Armature à cette évolution et à ce nouveau progrès de votre talent. C’était l’amour qui faisait encore le sujet de Peints par eux-mêmes ; — l’amour... et tout ce qui se déguise ordinairement, sous son nom, de commerces assez peu délicats. Mais en étudiant le monde, vous avez cru vous apercevoir, qu’en dépit de l’esthétique habituelle du roman, ce n’était pas ou ce n’était plus aujourd’hui l’amour, ni ses contrefaçons, qui formaient le vrai lien de l’association mondaine. Bon cela ! du temps de Cléopâtre, et du grand Cyrus, et de l’idéale bergère Astrée ! Mais l’amour, ou la galanterie, ne sont plus aujourd’hui que le prétexte ou le décor de l’association mondaine ; et c’est l’argent, si nous vous en croyons, qui en ferait le ressort intérieur, la force, et la solidité. L’argent, voilà l’idole à qui le monde rendrait son culte ! Et, pour nous montrer les cérémonies et la raison de ce culte, vous écriviez le très beau roman, dont cette idée est elle-même l’armature, où l’on retrouve toutes les qualités de Peints par eux-mêmes, et, jointes à elles, d’autres qualités, plus fortes, qui communiquaient à votre œuvre antérieure une signification nouvelle.

 

Le récit commençait par le compte rendu, dans le somptueux hôtel du baron Saffre, d’une représentation mondaine. On jouait ce soir-là une pastorale en vers, dont « l’originalité, nous dites-vous, était l’impossibilité de comprendre en quoi consistait son action » ; et cela même en faisait le charme. « L’auteur était un homme du monde qui, pour plus de correction, ne voulait pas être nommé, se contentant de savoir qu’il était unanimement deviné. Et d’ailleurs, on lui pardonnait de s’amuser si laborieusement à de la poésie, parce que l’on avait l’assurance que du moins, rien de ses à-propos rimés ni de ses saynètes de si bon ton n’irait traîner en dehors des salons de premier ordre, de quelques ambassades, ou des cercles les plus fermés. » Mais si l’on reconnaissait là, dès le début du récit, les traits de votre ironie coutumière, l’action s’engageait promptement, — une action dont l’auteur n’était plus un « homme du monde » ! — et on ne tardait pas à voir que si vous plaisantiez, ce n’était plus, Monsieur, pour le plaisir un peu vain de rire, et que si vous frappiez, ce n’était pas pour le plaisir cruel de faire admirer votre adresse. Vous aviez votre objet et vous y tendiez. Une émotion, une indignation contenue vous animait quand vous dénonciez les ridicules ou les crimes de vos personnages. Point de déclamations, d’ailleurs, ni de grands gestes ! Votre sang-froid ne vous abandonnait pas. Vous observiez et vous constatiez : vous expliquiez aussi. « Pour soutenir la famille, nous disiez-vous, pour contenir la société, pour fournir à tout ce beau monde la tenue que vous lui voyez, il y a une armature en métal qui est faite de son argent... Cette armature est plus ou moins dissimulée, ordinairement tout à fait invisible, mais c’est elle qui empêche la dislocation quand surviennent les accrocs, les secousses, les tempêtes imprévues, quand l’étoffe du sentiment se déchire, et que se fend la devanture des devoirs et des grands principes... C’est elle qui reste en permanence pour maintenir scrupuleusement la forme et l’apparence des foyers domestiques, et pour recevoir les réparations dont la façade mondaine a besoin. » Vous vous appliquiez alors à nous le faire voir. Vous trouviez, pour le montrer, des scènes d’une singulière vigueur. Votre conclusion vous ramenait à votre point de départ. L’action se dénouait presque aussi simplement qu’elle avait commencé. Sous nos yeux, par des moyens si naturels qu’on inclinait à les approuver, la coalition des intérêts refaisait ce que le heurt tumultueux des passions avait failli détruire, et, pour la plupart de vos personnages, l’existence reprenait son cours « qu’une explosion de nature n’avait fait que déranger » ! Je cite vos propres expressions. C’est le dernier mot de l’Armature ; et certes il n’est pas consolant, mais n’est-ce pas en cela même qu’il est d’un « moraliste » ? Les moralistes, en général, ne sont pas consolants.

 

Au moins ne faut-il pas les prendre tous pour des pessimistes, et votre théâtre en est la preuve : les Paroles restent, mais surtout les Tenailles et la Loi de l’homme. C’est toujours une redoutable épreuve que de hasarder au théâtre une réputation conquise par le livre, et d’illustres romanciers, — tels : Balzac et Flaubert, — ne se sont pas très bien trouvés d’en avoir tenté l’aventure. On aurait pu le prévoir pour eux, et les en détourner. On leur eût dit que ni l’art de combiner savamment une intrigue, ni la vérité de l’observation, ni l’éclat ou l’individualité du style ne suffisent à faire un auteur dramatique. Il y faut de plus, Monsieur, ce qu’entre vous autres, auteurs dramatiques, vous appelez le don ; et ce don n’est pas incompatible avec celui du romancier ; mais il en diffère, et je ne craindrais pas d’avancer qu’il en est précisément le contraire. Ce qui est « romanesque », c’est ce qu’il y a d’involontaire, d’indélibéré de notre part, d’illogique surtout dans les aventures qui nous arrivent. « Pourquoi ces choses, et non d’autres ? » Mais ce qui est dramatique, c’est le spectacle d’une volonté qui s’affirme, qui se déploie, qui s’insurge contre les circonstances ou à l’encontre d’une autre volonté. Et, comme il semble bien que cette opposition du romanesque et du dramatique réponde à deux manières de concevoir la vie, — l’une, la première, un peu fataliste, et l’autre, la seconde, presque héroïque, —ce qui est surprenant, Monsieur, c’est que vous ayez pu passer, du romanesque au dramatique, avec autant d’aisance et de souplesse que de rapidité. Si le roman est la peinture de ce que la force des choses, le pouvoir de l’exemple, et la contagion du milieu peuvent faire d’un être humain, je ne connais guère de romans plus romanesques, en ce sens, que l’Armature et que Peints par eux-mêmes. Mais si le drame est la représentation de ce que peuvent des volontés fortes, combien le théâtre contemporain nous a-t-il donné de pièces aussi dramatiques que les Tenailles et la Loi de l’homme ? Nous voyons encore dans ces deux pièces, — où tout l’effort des volontés ne s’emploie qu’à redresser ou à braver ce que vous croyez être l’iniquité de la loi, — nous voyons l’étroite liaison que le théâtre peut avoir avec la morale ; nous y voyons comment le moraliste a suscité en vous l’auteur dramatique ; et nous y voyons enfin qu’on n’est pas un pessimiste, quand on trouve que tout va mal, si l’on travaille en même temps à faire que quelque chose aille mieux.

 

Je ne discuterai pas avec vous, Monsieur, la thèse ou les thèses que vous avez soutenues dans ces deux drames. Qui donc a dit qu’un « dénouement n’était jamais une conclusion » ? La mort elle-même, souvent, n’en est pas une ! À plus forte raison, le dénouement imaginé, selon le besoin qu’il en a, par l’auteur dramatique ou par le romancier ! Les Idées de Madame Aubray n’expriment que les idées personnelles d’Alexandre Dumas, et tout ce que prouvent les Faux Ménages, c’est qu’Édouard Pailleron ne partageait pas les idées de Dumas et de Mme Aubray. Pareillement, Monsieur, tout ce que vous avez prouvé dans les Tenailles, c’est qu’il y a de mauvais mariages ; et, vous dirai-je la « conclusion » qui ressort pour moi de la Loi de l’homme ? C’est qu’une loi n’est pas si mauvaise quand il suffit de l’invoquer et de l’appliquer pour sauvegarder, comme dans votre pièce, aux dépens d’une rancune de femme, l’honneur d’une autre femme, la vie de deux hommes, et le bonheur de deux enfants ? Autant dire que j’ai le regret de ne partager votre opinion ni sur les vices de l’institution du mariage, ni sur le féminisme, ni sur l’individualisme. Si le mariage n’est pas indissoluble, je vois à peine quel en serait l’objet. J’ai d’ailleurs toujours cru qu’on ne l’avait inventé que dans l’intérêt de la femme. La loi de l’homme est une précaution que l’homme a prise contre sa propre inconstance... Et nous sommes tous de pauvres êtres ! hommes et femmes, qui ne vivrions pas un demi-quart d’heure d’accord, si chacun de nous, en toute circonstance, revendiquait impitoyablement la totalité de ce qu’il appelle son droit. Summum jus, summa injuria. Vous, Monsieur, qui nous avez si bien montré ce que cette revendication avait de tyrannique lorsque c’est le mari qui s’en autorise, comment n’avez-vous pas vu qu’elle n’a rien de moins inhumain quand c’est notre femme qui prétend l’exercer ? Et si la Loi de la femme se substituait à la Loi de l’homme, que croyez-vous qu’il y eût de changé dans le monde ?

 

Mais, quel que soit l’intérêt de ces questions, — qu’on ne saurait résoudre en trois temps ni peut-être en trois actes, — la valeur des Tenailles et de la Loi de l’homme ne dépend sans doute pas de la contrariété ou de la conformité de nos s opinions respectives… Vous rappelez-vous le pharmacien Homais, d’immortelle mémoire, qui « tout en blâmant les idées d’Athalie, en admirait le style » ? Et rien ne semblait plus ridicule à Flaubert. Cependant, il avait beau rire, c’était ce qu’il faisait lui-même, aussi souvent qu’il parlait de George Sand, par exemple, et de Victor Hugo : Il « blâmait les idées, mais il admirait le style » ; sa correspondance est là qui nous le prouve ; et, le moyen de faire autrement, si l’impartialité critique ne commence qu’avec ce genre de distinctions ?

 

Ce que je ne suis donc nullement empêché d’admirer et de louer dans les Tenailles ou dans la Loi de l’homme, c’est, Monsieur, un retour du drame à la tradition classique ; et, — sous une forme nouvelle, adaptée par le romancier de l’Armature aux exigences de son temps, — c’est une renaissance de la tragédie. On a longtemps confondu la tragédie classique avec ce qui n’en est que le cadre, ou le costume ; et je ne jurerais pas que, pour beaucoup de gens, elle ne consiste, encore aujourd’hui, dans l’application de la règle des trois unités à des sujets babyloniens, grecs, romains, — et sanglants. Il n’y a pas de méprise plus étrange ! Mais une action simple, et « chargée de peu de matière », comme on disait jadis, une action directe et rapide, qui ne se laisse détourner ou distraire de son but par aucun épisode inutile , ou seulement agréable ; — mais une succession de scènes qui s’enchaînent sous la loi d’une logique intérieure, ou plutôt qui se déduisent, qui s’engendrent les unes des autres, qui se « conditionnent » , et qui se commandent ;— mais une qualité de style qui n’admet ni le mélange des tons, ni l’intervention de la personne de l’auteur dans son œuvre, ni la rage qu’il a trop souvent de briller aux dépens de son sujet, si ce sont-là quelques-uns des traits essentiels, et profonds, de la tragédie classique, la Loi de l’homme et les Tenailles sont vraiment des tragédies. Oui, s’il y a quelque chose de tragique dans le théâtre contemporain, ce sont ces volontés qui se débattent sous l’étreinte de la loi sociale ! Toute la différence est qu’au lieu de reléguer l’antique fatalité à l’arrière-plan du drame, vous l’avez rapprochée de nous, en lui donnant le Code pour organe. Mais c’est elle, c’est bien elle ; nous la reconnaissons à son masque glacé, dans le dénouement des Tenailles comme dans celui de la Loi de l’homme ! Elle y préside, impassible et muette. Ni les calculs de Robert Fergan, ni les révoltes de Laure de Raguais ne peuvent rien contre elle. Il faut qu’ils plient, dussent-ils en mourir ! et, ce qui achève la sévère beauté de la catastrophe, s’ils en mouraient, ils ne seraient pas plus complètement effacés du nombre des vivants qu’ils ne le sont, et pour toujours, par cette démission de toutes leurs volontés. « Vous êtes une coupable et je suis un innocent », dit Robert Fergan à sa femme, et elle lui répond : « Nous sommes deux malheureux. Au fond du malheur il n’y a plus que des égaux. » C’est la capitulation du désespoir ; et, — je ne vous le demande plus à vous, Monsieur, mais à ceux qui m’écoutent, — y a-t-il rien de plus fort en sa simplicité, ni qui nous rende mieux l’accent de la tragédie ?

 

Avec et par ces qualités, il n’est pas étonnant que ces deux pièces aient opéré, si je ne me trompe, dans l’histoire de notre théâtre contemporain, une espèce de révolution. Sans doute on vous avait préparé les voies, et, — sans parler des vivants, — vous-même, qui les avez comme moi connus et admirés l’un et l’autre, vous ne me pardonneriez pas si j’oubliais de rappeler ici le nom d’Henri Becque et celui d’Alexandre Dumas. Ni l’un ni l’autre toutefois n’avait entièrement affranchi le drame de la formule où il persistait à s’emprisonner depuis un demi-siècle. Sous le prétexte spécieux que le théâtre est une imitation de la vie, et que, dans la réalité de la vie, le tragique et le comique ne sont séparés l’un de l’autre que par l’intervalle d’une minute ou l’épaisseur d’une cloison, — ce qui est d’ailleurs absolument faux, — on continuait de les mêler ou de les enchevêtrer dans une même intrigue ; de faire « contraster » les scènes ; et ainsi de donner alternativement, ou quelquefois ensemble, à rire et à pleurer. Denise, l’Étrangère, Francillon, sont conçues dans ce système, et il ne me paraît pas que les Corbeaux en soient tout à fait dégagés. Cependant, d’un autre côté, les tentatives du Théâtre-Libre, —et ce que j’en dis n’est pas pour méconnaître ou rabaisser l’intérêt de quelques-unes d’entre elles, — n’avaient qu’à moitié réussi. C’est sur ces entrefaites, Monsieur, que les Tenailles ont paru sur la scène de la Comédie-Française, pour être bientôt suivies de la Loi de l’homme. La manière dont la critique accueillait ces deux pièces eût suffi toute seule à nous en déclarer le sens et la portée. Vous brisiez un ancien moule. Et on pouvait discuter le caractère de ces deux tragédies domestiques ; on en pouvait contester la thèse ; on en pouvait attaquer les tendances ! On n’en pouvait nier le grand effet, ni de cet effet méconnaître la cause. Vous renversiez quelque chose, et vous mettiez quelque chose à la place de ce que vous renversiez. Quoi que l’on pût penser, au fond, des Tenailles et de la Loi de l’homme, on était obligé d’avouer que la forme en était encore plus nouvelle. Révolution ou transformation, — car je ne voudrais pas que le mot dépassât ma pensée, ni qu’il fît trop de violence à votre modestie, — vous vous étiez assuré l’honneur de marquer une « époque » dans l’histoire du théâtre contemporain. C’est un honneur qu’on ne vous contestera pas, et je ne sais s’il y a des titres plus académiques, je ne le crois pas, mais il me paraît bien qu’un auteur dramatique n’en saurait produire ni souhaiter de plus glorieux.

 

Nous espérons, Monsieur, nous comptons qu’à tous ces titres vous en ajouterez beaucoup d’autres encore, et nous sommes impatients de les enregistrer. Est-ce que déjà cette heureuse fortune ne vous est pas réservée, — sur la scène de la Comédie-Française relevée de ses ruines et rendue à son public universel, — d’inaugurer prochainement le théâtre du vingtième siècle ? Vous remporterez sans doute une nouvelle victoire, et nous en réclamerons orgueilleusement notre part. Votre succès sera le nôtre. Nous nous ferons peut-être l’illusion d’y avoir aidé ! Vous nous le permettrez, Monsieur, car vous ne verrez là qu’une preuve nouvelle des sentiments de haute estime et de confraternité littéraire avec lesquels nous vous invitons à occuper aujourd’hui parmi nous la place qui vous attendait. Il faut pardonner aux très vieilles personnes ces airs d’affectueuse protection... Soyez, Monsieur, le bienvenu ! Et, en dépit de l’usage, que « la vieille personne » m’excuse et me pardonne, à son tour, s’il ne m’est pas possible, en achevant ce compliment, de cacher le grand plaisir que j’éprouve d’avoir été choisi, par le sort, pour vous l’adresser.